Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Usine électrique Grosfillex à Forens (1906 env.-1945)

 

On le sait peu mais une petite usine hydraulique produisit de l'électricité à Chézery (Ain), dans les premiers temps de cette révolution technologique qui devint bien vite industrielle. Naturellement sa production n'avait rien de comparable avec celle du temps de la télémécanique du Pont d'Enfer pour le moulin communal de Champfromier (Ain), ni avec celle de Sous-Roche à Champfromier, construite aux temps de l'aménagement du tramway Bellegarde-Chézery (mais sans l'alimenter), encore moins avec l'usine de Louis Dumont (Bellegarde sur Valserine, Ain) entrée en service en 1873 et qui fit de Bellegarde la première ville électrifiée de France en 1884.

De nos jours on peut encore deviner l'emplacement de cette ancienne usine en empruntant le chemin de la Serve, depuis le pont de Chézery. Après environ 500 mètres, quelques traces de canaux de dérivation d'eau subsistent sur la rive droite de la Valserine, près d'une habitation privée (Lieu-dit L'Avenière). A l'époque l'usine se situait donc sur le territoire de la commune de Forens, créée dans l'élan de la Révolution.

Jules Grosfilley, père des électriciens, déplace sa scierie du Moulin-Thomas à Tilleret-Bas/l'Avenière

Cette usine hydro-électrique fut l'affaire des Gros-Fillex. Un Jules/2 Gros-Filley [CI-10964 du Fichier des baptêmes de Chézery (1822/1905)], que le Baron Achille de RAVERAT (Les Vallées du Bugey, p. 40 - publié en 1867), décrivait comme un colosse d'une taille de plus deux mètres dirigeant une scierie, importante et moderne : "Installons-nous à l'auberge de MmeJules Grosfilley, qui dirige avec bonne humeur son établissement culinaire, tandis que son mari, M. Jules Grosfilley, colosse de plus de six pieds de haut, dirige de son côté une scierie importante, outillée d'après les nouveaux procédés mécaniques, que nous visitâmes avec intérêt" (*). Jules ne fut pas le promoteur de l'usine électrique, mais il eut 13 enfants, dont l'un médecin à Bourg, et un autre, Félix [13070 (1870/1952)], que l'on dit électricien (1896), chef de musique et correspondant agréé au Mont de Piété à Nice. Il est en tous cas attesté par les recensements qu'en 1896, âgé de 26 ans, Félix était électricien. Il demeure toutefois encore avec ses parents au Quartier de l'Abbaye à Chézery, sans que le recensement ne précise où il exerce son activité. En 1901, toujours électricien, Félix demeurait cette fois à Forens, chez son frère Francisque [12540], marchand de bois. Il semble que son activité n'ait toutefois consisté qu'à veiller au bon usage de l'électricité dans le fonctionnement de la scierie de son frère, puisque, âgé de seulement 30 ans, il ne sera plus jamais recensé à Chézery, se marie à Nice en 1903 et y mourra en 1952. Mais il a pu donner des idées...

(*) La nouvelle scierie se trouvait "en amont de Chézery au croisement de la route de Chézery à Lélex et du pont en bois de la route de Noirecombe" [Tilleret-Bas/L'Avenière], la précédente s'étant trouvée au lieu-dit Moulin Thomas (devenue inopérante après la crue destructrice de 1859, toutefois une scierie neuve apparaît fiscalement en 1861, mais pour être démolie en 1863).

C'est aussi en 1861 que Jules change de lieu de travail. Il acquiert un terrain, du moins une partie de pâture à Tilleret-Bas (C 198), lieu-dit de la commune de Forens, à lui vendu par la veuve de Sauveur Duraffour de la Petite-Bossonnaz. En 1888 (ou dès 1882 ?) il y construit une "scierie et bureaux de 10 ouvertures (fiscales)", qui sera transmise à son fils Francisque en 1896 [Propriétés bâties et non bâties de Forens, case 112 (vue 143/277)].

Les archives départementales conservent le souvenir de cette construction, fait sans respecter toutes les clauses du barrage. Le 19 juillet 1860 un plan du profil de la rivière, du canal d'amenée et du barrage prévu était produit par deux ingénieurs, et 11 septembre 1860 un arrêté préfectoral autorisait le Sr Grosfilley marchand de bois à Chézery à construire une usine à Forens, sur la rive droite de la Valserine. Mais le récolement des travaux exécutés à la dite usine, en date du 18 septembre 1861, avait signalé que le barrage se trouvait trop élevé d'un hauteur allant de 7 cm à 21 cm, et que si un contre-haut de 7 cm pouvait rester par contre la partie à 21 cm était trop élevée, et qu'il était laissé jusqu'au 31 octobre pour procéder à l'arasement [AD01, 7S7 195 (anc. S 4000)].

Une autre critique se fait entendre, en 1863, cette fois par un riverain. De Paris, le 4 décembre 1863, Auguste Blanc [François Auguste Blanc, CI-10528], brigadier à la 8e compagnie du 2e bataillon de gendarmerie de la Garde au Louvre, écrit au Ministre des Travaux publics pour lui exposer que le barrage placé obliquement sur la rive droite pour l'usine du sieur Jules Grosfilley, change le courant du lit principal de la rivière et creuse un nouveau lit dans la propriété des héritiers Blanc de la Bossonnaz, dont il fait partie, et qui comporte plusieurs mineurs. Le tort en étant "qu'il a plut à un homme fortuné de venir acheter un terrain et de construire une scierie en face, pour se distraire et s'égayer sans aucune responsabilité". Ledit Grosfilley s'est permis aussi de contruire un pont en 1862 sur leur propriété pour passer des pierres de construction, sans autorisation. En conclusion il demande de faire construire une digue sur la rive gauche afin de maintenir la rivière dans son ancien lit. L'affaire est prise au sérieux. Mais le 16 avril 1864 le préfet est informé, avec dossier joint, que la réclamation n'est pas fondée, que les ingénieurs attribuent les corrosions de la rive gauche à la crue extraordinaire du 25 septembre 1863, ayant fait perdre en moyenne un mètre sur une longueur de 30 mètres, et que c'est sans lien avec le barrage situé 15 mètres plus en amont. Le plan concernant la "Réclamation du Sr Blanc contre le barrage de l'usine Grosfilley", avait été produit par un ingénieur de Nantua, un mois plus tôt, le 3 mars 1864 [AD01, 7S7 195 (anc. S 4000)].

En décembre 1874, Jules Grosfillex, qui se dit désormais "industriel de Chézery" adresse une lettre au préfet, pour l'autoriser à reconstruire le barrage emporté par les inondations du 19 novembre dernier, et d'une hauteur un peu supérieure, le précédent barrage n'ayant pas permis à la force motrice d'être utilisée entièrement au moment des basses eaux. Depuis cette dernière crue son usine est au chômage. Lors du temps des démarches administratives habituelles précédant la reconstruction du barrage (du 9 au 28 février 1875), François Auguste Blanc revient à la charge, en s'opposant à cette reconstruction, sauf à construire une digue. Il est reproché aussi au sieur Grofillex d'avoir aussitôt construit sans autorisation un barrage (provisoire) qui est désigné comme étant la causse d'autres dégradations de leur berge lors des nouvelles crues des 28 et 19 janvier 1875. Le registre des observations est clos par le maire, 1er mars 1875. Le même jour il émet un avis favorable, pour la reconstruction du barrage, à un niveau élevé, sauf à être éventuellement responsable de dommages envers la commune qui pourraient en découler. Et le 6 mars le sous-préfet exprime un avis semblable. Enfin, le procès verbal des lieux, Auguste Blanc étant représenté par Antoine Coutier son fermier, se contente de rappeler les données (prise d'eau de l'usine à 44 mètres en amont, Valserine longée par deux chemins, celui de Lélex, situé rive gauche à une cinquantaine de mètres, et celui de Noirecombe, rive droite). La suite n'est pas archivée, sauf un plan de profil daté de 1877, très semblable à celui de 1860, où le barrage est désormais dit "à reconstruire", tandis que l'usine, elle, n'est plus dite "en construction" [AD01, 7S7 195 (anc. S 4000)].

plan grosfilley 1864 Usine électrique

Plans (inversés, où la Valserine y est représentée coulant inhabituellement vers la droite) ;
le premier en date du 3 mars 1864, porte textuellement la mention de "rive corrodée", objet de la réclamation d'Auguste Blanc,
et positionne le pont provisoire mis en cause, à gauche de ce plan [AD01, 7S7 195 (anc. S 4000)].
Le second plan date de début 1875, avec le barrage à reconstruire, l'usine Grosfilley, et les mêmes deux chemins (celui en haut du plan étant de nos jours celui partant de la gendarmerie de Chézery, et le chemin du bas celui désormais prolongé, de la Serve), le nouveau "Pont de Noire-Combe", et le "canal de l'usine (scierie)" [Colorisations G. Lancel]

 

Francisque Grosfilley, créateur de l'usine hydro-électrique de Forens vers 1891

Francisque Grosfilley apparaît fiscalement comme le successeur en 1896 des biens de Jules son père à Tilleret (Forens). Dit "Grosfilley Charles François dit Francisque, exploitant d'usine électrique à la scierie". La liste est longue des bâtiments signalés, tous construits sur la même parcelle C 198, avec les années de mutatuions, entrée et sortie : 1) Scierie et bureaux (1882-1897, voir à Jules ?) ; 2) Forge neuve (1886, démolition en 1911) ; 3) Hangar neuf (1887, démolition en 1911) ; 4) Autre hangard neuf (1887, démolition en 1911) ; 5) Autre hangar neuf (1887, démolition en 1899) ; 6) Scierie et bureau (1897, 1904) ; 7) Maison neuve (1899) ; 8) Scierie bureau et logement (1904, démolition) ; 9) Usine électrique (sans dates) [Registre des propriétés bâties de Forens, case 54B, fiche commune pour le père et le fils (vue 42/75)].

Au recensement, en 1881 Francisque Grosfilley [CI-12540] n'est encore que marchand de bois au Quartier de l'Abbaye avec Jules son père. En février 1888 la municipalité de Chézery donne son autorisation à Jules Grosfilley pour reconstruire en bois la remise ou hangar où il a établi un poids, sur un emplacement appartenant aux communes de Chézery et de Forens, à condition de la reculer de 2 mètres [AC_Chézery, acte n° 77]. Le 24 février 1889 elle renouvelle pour 9 années et aux mêmes conditions, les baux consentis à Joseph et Jules Grosfilley pour un emplacement sis à l'abbaye, appartenant aux communes de Chézery et de Forens, baux qui expiraient le 1er mai prochain [AC_Chézery, acte n°118]. Enfin, le 19 juillet 1891 elle autorise la vente à Francisque Grosfilley sur une longueur de 20 mètres environ de façade, d'un terrain situé entre la route n° 16 et la rivière la Valserine, à la suite de l'emplacement vendu cette année au Sieur Duraffourd, pour bâtir des constructions en pierre avec endiguement du côté de la rivière, un tiers du terrain étant possédé par la commune de Forens [AC_Chézery, acte n°196].

Aux recensements suivants de Chézery, tous deux sont dits négociants en 1891, tandis qu'en 1896 Francisque est négociant de père rentier. Mais en 1901, Francisque a déménagé pour vivre dans la commune de Forens avec son frère Félix. En 1906, il y vit seul avec son épouse, étant dit industriel. En 1911 il est cette fois dit électricien ! On est donc en mesure d'affirmer que Francisque Grosfilley fut le fondateur de l'usine hydro-électrique de Forens, active en 1900, et même plus tôt, avec l'électrification de Chézery en 1895. En 1921, il est retraité, avec la précision du domicile au Quartier "Tilleret-Vénières (L'Avenière)", son fils Edmond étant chef de famille, industriel, patron.

Facture Grosfilley
Ci-dessus, cette facture à entête, datée du 28 novembre 1900, atteste de la double activité de Francisque, d'une part le commerce du bois du bois de construction,
façonné dans sa Scierie Hydraulique Mécanique, mais aussi celle de producteur d'électricité, "Eclairage électrique de Chézery-Forens, Installations à domicile".

Signalons aussi une lettre datée de Chézery, le 2 août 1904, et signée Grosfilley (sans prénom) qui est une demande de catalogue d'articles qui pourraient être utiles à "l'affinerie électro-métallurgique" (Exploitation des procédés H. Becker, brevetés SGDG) dont il est le directeur.

En 1995, un mémoire de Mme Fernier (née Simone Duraffourd à Forens) laissait entendre que c'est en voyageant pour livrer du bois à travers la France que l'idée d'une production d'électricité à Chézery s'était concrétisée : "le bois était convoyé jusqu'à Marseille par des attelages de 4 à 6 chevaux. Jules et son fils Francisque faisaient souvent partie du voyage. (...) Au cours de leurs voyages, disait Madame Emilienne Blanc, Jules et Francisque se sont initiés au fonctionnement et à la production de l'énergie électrique. L'achat et le transport de turbine et de dynamo ne leur posaient pas de problème insoluble. C'était l'époque de la découverte de la lumière électrique, qui les enchanta. Leurs essais furent satisfaisants et ils entreprirent l'électrification de Chézery et de Forens. Après les encouragements de quelques conseillers municipaux "éclairés", Jules et Francisque obtinrent l'appui de la commune".

 

Chézery, troisième commune de l'Ain électrifiée, en 1895

Le 25 août 1895 la commune de Chézery autorise Francisque Grosfilley, négociant à Chézery, à "établir dans cette commune des conducteurs (fils) électriques, tant pour son compte privé que pour l'usage du public, que cette distribution de lumière purement facultative ne saurait nuire à personne, ni entraver les relations commerciales, qu'au contraire ce mode d'éclairage paraît avantageux" [AC_Chézery, acte n° 330]

Le mémoire de Mme Fernier, complète ces informations : "Le 25 août 1895, Chézery était la troisième commune du département (après Bellegarde et Ferney) à connaître la lumière électrique [Histoire du Pays de Gex, tome 2]". Francisque s'était marié en 1882 (avec dispense pour consanguinité du 2e et 3e degré) avec Jeanne Henriette Riondel dont le père, maire de Versoix (Suisse d'aujourd'hui), possédait une tuilerie. "L'usine allait devoir fournir l'énergie pour les deux communes. Elle se composera de deux turbines et de dynamo. L'une des turbines, plus petite, fonctionne en période de basses eaux. L'autre fournit la grande partie de l'énergie. Ce sont toutes deux des turbines Francis, spéciales pour basses chutes. Le barrage, fait de troncs d'arbres, est situé en amont. Un canal d'amenée d'eau encore visible entre sous le bâtiment par l'amont et fait tomber son eau sur les turbines. Le canal d'évacuation rejoint la Valserine. Le courant est conduit dans l'agglomération par des fils de cuivre, que des poteaux - parfois des arbres -, supportent. Les fils vont courir le long des façades, d'une fenêtre à l'autre".

"Le courant ainsi produit est du 120 volts, qui se montre vite, pratique, sans danger, avantageux comme on l'avait promis ; aussi cette énergie nouvelle est demandée par les ateliers qui vont se créer et par les hameaux.

Le débit incontrôlé de la fougueuse Valserine fut fort dommageable aux diverses usines (scierie et électrique), une première fois en 1899. La presse s'en fit l'écho : "Un instant, nous dit-on, on a craint pour l'usine de M. Grosfilley, dont la digue a été rompue, et qui sera obligée de chômer fort longtemps. Il faudra plus de deux mois pour réparer les dégâts." [L'Abeille, 22 janvier 1899, p. 2].

Les débuts de l'usine électrique, par Roger Tardy

Roger Tardy, dans son tome 3 de l'histoire de Bellegarde, consacre aussi trois pages à "L'usine électrique Grosfilley à Chézery" (t. 3, pp. 492-494). Voici :

"L'usine électrique Grosfilley à Chézery. Elle provient de la transformation d'une grande scierie mue par une roue à aubes, installée à 1 km environ en amont du village. Edmond et son fils Francisque, héritiers de Jules le fondateur, transforment le moulin et installent une turbine et une dynamo. Une longue pratique du sciage leur a donné l'expérience dans le fonctionnement des « mécaniques » selon l'expression locale, la connaissance des droits d'eau, l'esprit inventif, le pécule nécessaire aux modernisations, les relations d'affaires avec la ville où se rencontrent les nouveautés. Le barrage primitif était une installation assez rudimentaire faite de pieux en bois plantés dans le lit de la rivière, étayés et retenus par des câbles. Le canal d'amenée et le canal de fuite était également en bois et en pierres assemblées. Ils ont été consolidés. Le propriétaire a pris à sa charge tous les travaux et le financement des équipements. Le premier ensemble turbine-dynamo installé fournit du courant continu à partir de 1895-96 et alimente Chézery en éclairage sous tension de 110 volts. Il dessert également la scierie. La vitesse de rotation et la régularité des turbines est difficile à maîtriser du fait de la simplicité et de l'insuffisance du débit prélevé sur la Valserine. Il en résulte des baisses d'éclairage au moment où s'allument les foyers et les étables. Les fils de distribution du courant, attachés aux arbres et aux toits des maisons, sont remplacés par quelques rares poteaux là où manque la végétation. L'ensemble de l'installation, sous la pression de la sécurité, est améliorée en 1905-1907. Une puissante crue centennale, en 1910, emporte l'usine et la scierie. Les travaux de reconstruction sont longuement retardés. Seule l'usine est remise en état de marche avec accroissement du potentiel (2 turbines et 2 dynamos). L'éclairage est étendu aux hameaux qui attendaient depuis longtemps (...) Forens fut électrifié plus tard, à la suite d'une concession accordée à Francisque Grosfilley en 1908, ainsi que les fermes de Bret et de Bellaigue, et le hameau de Rosset."

 

Les débuts de la concurrence

Louis Dumont avait acquis la renommée lorsqu'en 1882 Bellegarde était devenue la première ville de France électrifiée. Ses projets se portent ensuite sur d'autres commune, dont Forens. Roger Tardy témoigne des intentions, sans succès, de ce Bellegardien : "Louis Dumont, il connaît bien la vallée, a même envisagé de créer une petite usine sur un torrent (de Forens) à forte pente dévalant le versant de la rive droite (de la Valserine). Une délibération du Conseil municipal de Forens, le 26 mai 1904 « autorise Louis Dumont, industriel à Châtillon de Michaille, à construire sur le ruisseau et à proximité du village de Forens, une usine (électrique) avec barrage et plusieurs écluses sur le parcours du ruisseau de Forens, après s'être pourvu de toutes les autorisations nécessaires » [AC_Forens, acte n° 222]. Sans résultat. Le nombre de maisons à électrifier ne nécessitait pas d'ouvrir ici deux usines.

En réaction, le 24 novembre 1907 "Francisque Grosfilley, propriétaire de la station électrique de Forens, obtient de la municipalité une concession trentenaire (jusqu'au 28 novembre 1938) pour la fourniture des courants électriques destinés à l'éclairage public et particulier, sur tout le territoire de la commune" [AC_Forens, acte n° 307].

La crue de janvier 1910

Les inondations de Chézery de janvier 1910, provoquées par une nouvelle crue de la Valserine, où elle avait pris pour lit la rue principale du village, nous sont bien connues à travers la presse locale, ainsi L'Avenir Régional :

"La brave population de Chézery a été soumise à une rude épreuve dans les nuits et les journées de ces premiers mercredis et jeudi de janvier. Il nous est impossible de décrire tous les dégâts qui ont été causés...

"Nous pressons le pas pour examiner l'endroit où le sinistre est le plus important, à l'usine électrique de Mr Grosfiley. Cet établissement qui fournissait la lumière et la force électrique au bourg de Chézery avait été créé par son propriétaire à la suite de longues années de travail et de persévérance et présentait une grande valeur. Monsieur Grosfilley y avait enfoui toute sa fortune. Il y a quelques mois il y installait encore une nouvelle turbine destinée à alimenter une diamanterie qui venait de s'installer dans le pays, apportant une source d'activité et de profit. Et voici que cette œuvre réalisée après plus de 30 années d'efforts se trouve soudain compromise et presque perdue. Le barrage a été à peu près enlevé, les dépendances des bâtiments ont été emportées. L'eau s'est creusé un large passage à l'ouest des bâtiments, côté Forens, isolant complétement l'usine qui se trouve ainsi située au milieu d'une île. Le pont [passerelle de bois en aval de l'usine emportée par les crues de janvier 1910, dite "Pont de Noire-Combe" sur un plan (AD01, S 4000)] qui reliait l'usine à Chézery a été emporté. Les turbines sont ensablées, en partie détruites. Les dynamos aussi ont subi de graves dommages. En un mot c'est la ruine presque complète pour Mr Grosfilley, dont la douleur navrante fait peine à voir, bien qu'il conserve encore toute une énergie farouche qui est toute à son honneur" [L'Avenir Régional, janvier 1910].

Les cartes postales témoignent également, en particulier avec celle de ce qui reste de l'usine électrique.

Usine Gros-Fillex à Chézery  Usine Gros-Fillex Chézery

Vues en 1908 et après les inondations de 1910

L'entreprise s'en relèvera toutefois, avec de nouveaux horizons.

Facture électricité Chézery
Facture de 3 francs, pour 2 abonnements de lampes de 10 bougies, en février 1917 (recto)
Règlement usine Grofilley
Règlement..., par Francisque Grosfilley, en février 1917 (verso de la facture ci-après)

Une nouvelle crue et des clients mécontents (1914-1920)

Laissons à nouveau la plume à Roger Tardy : "Dans cette commune montagnarde où l'habitat comprend le chef-lieu et un grand nombre d'écarts et de fermes dispersées, l'extension de l'électrification est particulièrement coûteuse. Le cahier des charges (12 avril 1914) indique l'obligation « de fournir le courant à tout immeuble qui n'est pas éloigné de plus de 100 mètres des groupes compacts formant l'agglomération principale de la commune » [AD 01, S 4000].

"À nouveau, la crue des 23-25 décembre 1918 emporte le barrage. Les lapidaires interrompent leur travail. Inquiets de la durée de chômage, ils s'adressent au préfet qui intervient : « le concessionnaire aurait pu entreprendre les travaux nécessaires à la mise en marche de son usine afin de fournir l'éclairage aux abonnés. Mais il n'a rien fait et Chézery est privé d'électricité depuis 4 mois. Cette situation ne saurait se prolonger. Il importe de prendre des mesures pour l'obliger à tenir ses engagements » [Lettre du préfet au sous-préfet, 1er mai 1919].

"Lorsque les travaux sont achevés, G. Picard, propriétaire d'une taillerie de diamants à Chézery, proteste contre la hausse des tarifs de 80 %, sans doute imposée après la reconstruction de l'usine (10 janvier 1920)".

C'est ainsi que deux enfants d'Edmond Grosfilley, industriel, naissent à l'usine électrique de Forens, en 1921 et 1922.

 

Edmond Grosfilley reprend l'usine en main vers 1926

Edmond Grosfilley [CI-13635 (1884/1973)], qui a fait ses études à Thoissey se trouve employé des postes à Paris où il s'est marié. Après un séjour dans la capitale de 1904 à 1916, puis la guerre, il revient à Chézery pour reprendre le flambeau familial. Il est recensé à Chézery avec Francisque son père puis avec son frère, comme on l'a vu, puis est patron électricien en 1926 vivant au chef-lieu de Forens, et il en sera de même en 1931 et 1936 (Electricien mécanicien). Les recensements ne précisent pas les lieux précis où Edmond exerça son activité.

Les usagers se sont mis en syndicat et il faut obéir à la grande dévoreuse d'énergie qu'est devenu l'Après-guerre. Ce sont les travaux à la rivière qu'il faut endiguer, le barrage à consolider, les canaux à creuser, les machines à coupler ; le hameau de Rosset, le lait de Noirecombe, la fromagerie à moderniser avec des machines électriques, l'éclairage des édifices publics, ils se succèdent sans relâche. En 1930 la municipalité encourage la traite électrifiée à Noirecombe.

 

Incendie du mardi 29 juillet 1936, concurrence et fin de l'activité en 1943

Par le registre municipal de Forens du 23 février 1936, le conseil exprime des difficultés : "M. l'adjoint rappelle les plaintes soulevées depuis de nombreuses années, tant en ce qui concerne la distribution que la tarification de l'énergie dans la commune". Il entend user de ses droits à l'expiration de la présente concession (le 28 novembre 1938), article 22, pour se subroger au droit du concessionnaire et lui en fait part par lettre recommandée [AC_Forens, acte n° 154].

Puis, quelques mois plus tard un incendie détruit l'habitation, les pompiers sauvant toutefois l'usine. Deux journaux relatent l'incendie.

L'article du Courrier de l'Ain est sommaire. Il nous informe que le 29 juillet 1936, un violent incendie se déclare à l'usine électrique, située à 500 mètres du village, et appartenant à M. Edmond Grosfillex. Tout le bâtiment d'habitation a été brûlé, il ne reste que les murs. Par contre le bâtiment des machines n'a subi que quelques dégâts, et l'éclairage subsiste toujours. Les dégâts sont couverts par une assurance [Courrier de l'Ain, dimanche 2 août 1936, p. 2].

L'Avenir Régional est bien plus détaillé : "Mardi 29 juillet 1936, à 22 heures, la population de Chézery et de Forens était prévenue qu'un commencement d'incendie, provoqué par un court-circuit, venait de se dérouler à l'usine électrique Grosfillet, située sur le territoire de la commune de Forens. Un quart d'heure après, les deux pompes se trouvaient mises en batterie sur les lieux du sinistre, mais la toiture se trouva embrasée si rapidement que les pompiers durent se borner à préserver le pavillon où se trouvaient les dynamos et les turbines qui fournissent l'éclairage public dans les 2 communes. Ce n'est qu'à grand peine qu'ils y parvinrent après 5 heures d'efforts soutenus. A 3 heures du matin, tout danger était écarté, mais de la maison d'habitation de monsieur Grofillet Edmond il ne reste que des murs calcinés ; tout le mobilier est également perdu, les dégâts que l'on peut évaluer de 75 à 80.000 francs sont couverts par la compagnie d'assurance Le Phénix. Sous les ordres du lieutenant Juillard les sapeurs-pompiers ont fait preuve de dévouement et sont restés sur les lieux du sinistre, afin de noyer les décombres où l'on pourrait constater une reprise d'activité du foyer" [L'Avenir Régional, édition du jeudi 31 juillet 1936].

Reprenons le mémoire Fernier : "Et puis en 1936 survient l'incendie du bâtiment. On parvint à sauver les machines et il fallut des jours et des nuits pour remettre en état les turbines et dynamos. À ce rude coup il faut ajouter la dévaluation de la monnaie et l'augmentation du prix du courant. Les ressources viennent de la déclaration des usagers sur leur nombre de lampes ou leurs appareils sans contrôle automatique. Ils paient non à la consommation mais au forfait".

"Ainsi, lorsque se présentera la grande entreprise des Forces Motrices de Savoie, le syndicat et les conseillers des deux communes, après de nombreuses concertations, n'accorderont qu'une rallonge à la concession Grosfilley, arrivée à expiration en 1938. La Force Motrice allait mettre les quatre fils (triphasé et fil de terre) et équiper les hameaux de La Rivière et des Closettes. L'usine ne faillit pas durant la guerre et les travaux de la FMS se prolongèrent ; avait-on minimisé les difficultés dans cette vallée encaissée mais intensément étendue ? Un accord passé avec Edmond qui pouvait s'engager à fournir de l'énergie à la FMS, mais en courant alternatif avec haute tension de 15000 volts. L'usine qui aurait pu en fournir son kilowatt heure était loin des 300 kilowattheure nécessaire pour être rentable. Le destin ne contraria pas les choses, donnèrent le coup de grâce".

Le 27 février 1938, la concesion trentenaire s'achève. Avec tristesse, la municipalité de Forens, au nom des deux communes de Chézery et Forens, fait cependant le choix de confirmer la fin de la concession à la petite exploitation locale, sans renouvellement, au profit d'une puissante société, la Société des Forces Motrices de Savoie (68 rue du Fg St-Honoré à Paris), en accord avec le syndicat intercommunal, avec préavis de 2 ans. Elle clôt sa décision en ces mots, attendu que l'usine Grosfilley est une des premières installées dans le département, que la cession brutale de la concession peut décevoir son propriétaire on lui causant un préjudice naturel, "espère que la puissante société qui est appelée à distribuer l'énergie électrique sur le territoire de la commune saura régler la question morale qui se pose pour la commune vis-à-vis de l'ancien concessionnaire" [AC_Forens, acte n° 221].

Toutefois les débouchés ne manquent pas. Le 2 février 1941 la municipalité de Forens opte pour l'extension du réseau aux Magraz et Closettes. Le 7 août 1941, elle est favorable au battage électrique (des céréales) et au renforcement du réseau de distribution, avec une dépense supplémentaire de 226.000 francs, dont 94.000 francs de la part de la commune [AC_Forens, acte n° 306]. La fin est toutefois inéluctable : le registre municipal de Forens, en date du 21 novembre 1942 donne notification à M. Grosdfilley d'avoir à cesser la distribution du courant dans son réseau à dater du 1er janvier 1943 [AC_Forens, acte n° 339].

Roger Tardy commente : l'ancienne société était incapable de faire face à une demande accrue. En 1945 le barrage fut entièrement emporté par une grosse crue.

Mais Chézery doit cependant continuer à bénéficier de l'électricité. Le 15 octobre 1943, le préfet approuve l'idée d'un emprunt par obligations. Un nombre de 400 obligations de 1000 francs au taux de 4,25 % sont émises au nom du Syndicat Intercommunal d'Electricité de Chézery-Forens (Ain). Ces obligations sont au porteur, avec un tableau d'amortissement courant sur 29 ans, jusqu'en 1972 !

Obligation Electricité

 

Démantèllement de l'usine d'électricité

Les inondations de novembre 1944 emportent le barrage. La presse rapporte : "A la suite des pluies persistantes et de la fonte rapide de la masse de neige recouvrant la région, la Valserine fut transformée en un torrent impétueux, renversant et entraînant tout ce qu'elle trouvait sur son passage. A deux reprises, elle faillit provoquer une véritable catastrophe ; le 9 novembre, elle rompait ses digues sur plusieurs points en amont du village et elle emportait comme un fétu de paille le barrage de l'usine électrique de M. Grosfilley" [Le Réveil Patriotique, du 8 décembre 1944]

Crue 1944, cliché Gabriel Moine Crue 1944, cliché Gabriel Moine
L'usine électrique après la crue de 1944 (clichés de Gabriel Moine)

 

Vers 1960, le matériel de l'usine trouva acquéreur à la maison Koupa de La Cluse. Il ne fallut pas moins de 5 camions pour acheminer tout cet outillage.

Après les crues de 1990, le cône métallique d'aspiration fut exposé vers l'entrée du camping actuel.

Les nouveaux propriétaires du bâtiment de l'usine ont exhumé du canal d'évacuation une ferraille qui doit être un arbre de turbine.

Terminons avec un témoignage recueilli en novembre 2015 de Georges Duraffourd (Montanges), qui demeura dans sa jeunesse à l'usine électrique Sous-Roche de Champfromier, où son père travaillait et avait donc évidemment une bonne connaissance de l'usine rivale de Chézery : "A Chézery, le courant fourni par leur petite centrale électrique était du 25 volts (?) et chez ma tante le filament de l'ampoule brillait plus ou moins suivant le débit de l'eau... On payait néanmoins suivant un forfait mensuel."

 

Voir aussi : Roger Tardy, Bellegarde-sur-Valserine, t. 3, pp. 492-494.

 

Publication : Ghislain Lancel. Remerciements : Hélène Tournier (carte postale) ; Michel Blanc (carte-photo de 1908, clichés de 1944 et documents papier) ; Georges Duraffourd (témoignage), M. le maire de Chézery-Forens et son secrétariat (archives).

Pour info, voir un complément sur les scieries modernes par A. Arène , dans l'Abeille du Bugey, du 7 janvier 1860.

Première publication le 26 avril 2023. Importantes mises à jour de cette page les 28 juin 2023 et 26 novembre 2023 (plans datés, information provenant des registres de propriété et ue dossier d'archive AD01, 7S7 195 (anc. S 4000)). Autre complément le 17/12/23.

 
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